Texte : Marianne Derrien, 2022 Celui qui navigue aux étoiles Avec son œil errant et poétique, Jean-Baptiste Janisset parcourt depuis plusieurs années des mondes visibles et invisibles qui allient l’art au magique, à l’occulte et à l’alchimie. Arpentant des territoires multiples, il se met à la recherche d’un patrimoine spirituel fait d’églises, de cimetières – de tous ces arts funéraires aux décors en bas-reliefs combinant des motifs religieux ou symboliques, des végétaux ou des figures humaines. Pour ce faire, il emprunte des chemins à rebours de toute cartographie pour puiser une force dans les symboles anciens et mystiques, entre opportunités et prises de risques, et trace petit à petit un itinéraire en résonance avec les cycles de la vie. D’Abomey à Marseille ou il s’est installé, de Nantes à Dijon, puis d’Ajaccio à Alger en passant par Paris, Bastia, Saint- Étienne parmi tant d’autres villes, c’est un territoire-palimpseste que l’artiste façonne au fil du temps. À travers un flux continu d’objets photographiés et de découvertes lors de ses voyages, ce sont les Témoins, peuple d’images et d’archives habitant ce livre « cahier des sources » que l’artiste a conçu comme un carnet de bord ou un inventaire, et qui pétrifié.e.s dans le temps guident l’artiste. Tel un explorateur qui en temps de navigation détermine sa position à l’aide de l’observation des astres selon une technique ancestrale, Jean-Baptiste Janisset, muni de son appareil photographique ou de son téléphone portable, inscrit des points de repères pour ponctuer cette quête tant artistique que personnelle ou tout communique et oû tout se transforme. Collecter les savoirs, les images et fondre les histoires Être toujours en mouvement, en temps voulu, c’est pour Jean-Baptiste Janisset le moyen de déplacer avec lui les histoires ainsi que les formes choisies pour leur forte symbolique ou pour leur puissance évocatrice. Il photographie les détails qui intéressent et, avec rapidité, il effectue un moulage en argile directement sur une statue ou un élément d’une fresque murale. Il ne cesse de reproduire ces gestes, de la prise photographique au moulage puis de la fonte à l’atelier pour finaliser ses oeuvres. Alors que certaines légendes racontent que capturer l’image de quelqu’un revient à lui voler son âme, l’artiste ne participe en aucun cas à une forme de pillage ou de vol. Bien au contraire, il ajoute un supplément d’art à toutes ces reliques tant anciennes qu’actuelles en les représentant, les dédoublant, les copiant et en les multipliant : argile, plâtre, silicone, plomb composent les ingrédients de cette fabrique alchimique en devenir. Avec ce processus de recouvrement, d’empreinte et de prélévement, ses sculptures suggérent à la fois leur conservation, leur destruction, et leur évolution. Chaque objet moulé retrace une archéologie qui formule à sa maniére une critique des formes. Dans ce jeu du visible et de l’invisible, tout transvase, se transfère pour que l’artiste-alchimiste manie les états de la matière, du liquide au solide ou inversement et puisse chérir tous les alliages en les intensifiant pour ne jamais faire du surplace, ne jamais engourdir l’esprit et le corps. Alors que Jean-Baptiste Janisset trouve son centre de gravité dans une architecture cosmique qu’il fac?onne lui-même, tout ce qui régit la symbiose et la naissance d’un monde est pour lui une matière à penser, à modeler, à conserver car elle témoigne de ce que nous sommes. Son intérét récent pour les fractales précise également la dimension quasi scientifique de sa relation à l’infini, de la voie lactée au trou noir, pour s’amuser des temporalités. Dans sa pratique, la rationalité est aussi de rigueur sans oublier son attachement très fort aux notions d’entraide et de transmission. L’enclos des morts ou le cœur des vivants Si les humains prennent soin de leurs défunts depuis la nuit des temps, la relation historique de la pratique sculpturale avec la mort est forte et palpable : du moulage des morts avec le masque mortuaire aux corps momifiés. Les pratiques mortuaires ont évolué au fil des siècles, laissant toujours des traces matérielles. Le cimetière avec son histoire séculaire donne à rencontrer des anges, ces messagers de Dieu aux bras étendus, ailes déployées afin de protéger le défunt ou encore l’agneau, symbole du Christ et de son sacrifice, mais aussi la chouette, symbole d’Athéna, déesse de la Sagesse, représentant la connaissance et la clairvoyance des libres penseurs et, de fait, la victoire sur les ténébres. Aussi, des crânes, têtes humaines décharnées, parfois associe?es à une ou deux paires d’os disposés en sautoir, symbolisent les vanités humaines. Les morts sont « des racines du vivant ». Cueillir ou se recueillir, telle est la question ! Alors que le vrai tombeau des morts est, dit-on, le cœur des vivants, Jean- Baptiste Janisset entame, tout au long de ses balades nécropolitaines, des moulages à la sauvette. Avec cet atelier à ciel ouvert, il ne cherche pas à être dans l’excellence des savoir-faire mais bien plus dans une relation charnelle voire magique à l’objet. Une envie d’être vif, au taquet afin de contourner l’obstacle de la virtuosité. Et donc de mieux comprendre la vulnérabilité des choses qui nous entourent ainsi que leur fragilité. Chacune de ses œuvres est le fruit d’un acte de prélévement qui lui confére une dimension performative. Puis elle entre dans un processus combinatoire et de recomposition avec l’étape de la fonte. Proche d’un état de conscience modifiée, tout le corps de l’artiste semble capter les énergies pour que chaque pièce incarne une forme d’esprit, autrement dit une sorte d’animisme : l’oeuvre reléverait d’une stratégie d’imitation quasi biomimétique comme un animal qui se transforme afin de fuir les prédateurs. Bien au-delà de ce que l’on appelle la taphophilie – la passion des tombes – qui recouvre la contemplation, la photographie, l’étude historique, symbolique, sociologique ou esthétique des épitaphes, sculptures, tombeaux et autres monuments ou objets visibles dans les lieux d’inhumation, des histoires se racontent, tissées d’affects, de légendes avec ces paysages de pierre, d’argile ou de fonte. C’est dans cet entrelacs entre ce qui vit et ce qui meurt que des êtres disparus réapparaissent. Sur le terrain, Jean-Baptiste Janisset scrute les icônes, les reliques, les rituels vouant un culte aux ancétres. La fibre de ses oeuvres est faite de la fibre de nos êtres et de nos croyances. Loin des conservatismes, elles sont trés imprégnées d’un folklore ésotérique pour mieux conjurer les imaginaires réactionnaires. Toujours mues par la quête d’un savoir entre l’errance, consentie ou non, et les voyages d’explorations ou de de?couvertes, elles prônent l’affinité, la relation à l’autre, à soi, afin d’être dans un perpétuel dialogue, une ouverture, une offrande tant vulnérable qu’ardente. L’artiste confectionne cet inventaire à la manière de l’Atlas Mnémosyme d’Aby Warburg: tout un vocabulaire formel se met en place avec sa propre structure et grammaire afin de de?crypter des symboles dans l’ornementation funéraire. En étant tout contre l’objet, Jean-Baptiste Janisset canalise son énergie a? la recherche d’un trésor dont la charge magique peut l’émouvoir jusqu’à pleurer de joie. Gràce à sa connaissance approfondie de l’Histoire des civilisations, son œuvre n’est pas qu’illumination : elle est bien plus politique, mémorielle voire économique par le troc ou le don qui rendent uniques certaines de ses pièces. Les statues ne meurent-elles plus ? Des histoires de sanctuaires entre l’Afrique et l’Europe Pendant ses études aux Beaux-Arts de Dijon, Jean-Baptiste Janisset décide de partir au Sénégal et adopte avec humilité et modestie des préceptes venant du soufisme, de?marche spirituelle au sein de l’Islam, dans laquelle les fidèles cherchent à atteindre la fusion avec Dieu. Puis, il voyage au Bénin oû il y deécouvre un peu plus les rituels Vaudou. Si nos ancêtres nous ont transmis leurs récits devenus mythiques, le temps dans les anciennes traditions est percu comme une perpétuelle danse cyclique anime?e de grandes vagues d’énergies. Au Bénin ou au Sénégal, des âmes déchues semblent errer sur terre, ce sont celles d’esprits tutélaires en lien avec l’histoire de l’esclavagisme. Dans une perspective de conservation, si nos imaginaires sont colonisés, oû se forgent-ils ? Cette question irrigue chez Jean-Baptiste Janisset un travail de mémoire qui renvoie à la question de la dépossession et de la transformation des artefacts africains. Dans les années 1950, Chris Marker, réalisateur et scénariste, accompagné par Alain Resnais, se sont donnés pour mission de contester le regard dominant sur les objets africains avec leur film Les Statues meurent aussi (1950-1953) dans une époque oû les mouvements de décolonisation n’en étaient encore qu’à leurs débuts. En France, du fait de son point de vue anti-colonialiste, le film fut censuré pendant une dizaine d’années. Car, en cernant les dynamiques majeures du regard colonial. l’art – et précisément ce qui est en relation avec la mort et qui lui résiste – se transforme, comme le montre le film. Au cœur de de?bats actuels sur les restitutions d’oeuvres d’art africain, si «le musée tel qu’il existe est une institution occidentale moderne. Les objets avaient pour vocation de disséminer les énergies vitales, d’accompagner les communautés. Si on veut réanimer ces objets, il faut les libérer du musée concu par l’Occident au XIXe siècle, il faut les sortir de la captivité», souligne l’historien et politologue Achille Mbembe. Comme si plongé dans un silence de nécropole, le Musée nous donnait mauvaise conscience, une conscience de voleurs. Entre muséologie, ethnologie et transmission, Jean-Baptiste Janisset désamorce le regard de domination sur les objets ritualisés et sacreés afin de les remettre dans le champ de l’art comme une offrande tant spirituelle que politique. Là ou des assemblages entre religions et cultures ont été des entreprises de domination et d’aliénation, il n’en est pas le cas avec cette forme de me?tissage généreux que Jean-Baptiste Janisset pratique : elle est au contraire marquée par la photogénie d’objets, d’êtres endormis et très vivants dans la matiére, pour enrichir, dialoguer, composer avec et ensemble. Texte : www.aqnb.com 2020 With grotto-like installation environments and metallic sculptures, Sourire aux Anges mixes uncanny religious symbolism with a folk art sense of wonder. As observed in the press release, from the artist’s “eclectic blend of references and cults emerges the power of collective gathering, of the ritual that connects people.”** Texte : Entretiens avec Marion Zilio,(Revélation Emergie) 2019 Ma mère est lectrice de vies antérieurs, ce n’est certainement pas un hasard si je moule désormais des figures de cultes ou religieuses. Pour réaliser ces empreintes, je me présente aux prêtes des paroisses ou travaille avec des interlocuteurs ou des amis à l’étranger. J’ai ainsi rencontré le frère du Roi de Ouidah, Serigue Cheick Gueye de Touba, Kader d’Alger, et la structure de ma résidence au Japon a fait la démarche auprès du Bonze. Il m’est aussi arrivé d’en voler ! Ce sont alors des actes exécutés en France dans des contextes d’histoires et de politique assez mystérieux. Ces reproductions d’effigies sont ensuite mises en scène dans l’espace d’exposition et ornementées de guirlandes lumineuses. Je rehausse également l’arrière des pièces d’une couleur franche ce qui accentue l’effet de halo. Certains y verront l’expression d’un kitsch profane, pour moi, il s’agit au contraire de recouvrer la trace d’un sacré via les éléments de notre culture du spectacle. La copie, le display, les néons et les couleurs fluo sont autant de moyens qui me permettent de renouer paradoxalement avec la valeur cultuelle, mais encore les notions de rites ou de cérémonies. C’est aussi la raison pour laquelle j’utilise des matériaux qui se neutralisent, tels que le bronze ou le cuivre qui sont conducteurs, et le plomb qui radie les ondes. J’aime l’idée de rassembler les stigmates de divers cultes — archaïques et modernes — dans une communion syncrétique ; de vivre dans un monde globalisé post-industriel et de le transfigurer dans une mise en scène digne d’un cénotaphe ou d’une arche. Il s’agit, pour moi, d’incarner des formes d’esprit. Je cherche à croiser des intentionnalités dans des réseaux de communication intermonde, d’où probablement la présence de LED, de fils conducteurs, voire énergétiques, dans mes installations. Lorsque je suis à proximité des statues, j’ai le sentiment d’entendre leurs murmures, mon esprit est captivé et je me plais à imaginer leur mutation par des procédés de reproduction. C’est sans doute pourquoi j’ai ressenti l’appel de l’Afrique dès le début de mes études aux Beaux-arts. Depuis, j’ai découvert plusieurs pays et j’ai rencontré de belles personnes ancrées dans la foi d’Allah, de Jésus, des cultes vaudous et des esprits. Je veux certainement me confronter à des individus qui demeurent à l’écoute des arrières-mondes, dans le respect de leurs cultes et de leurs ancêtres. Texte : Pedro Morais, (Le Quotidien de l'Art) 21 février 2019 LE SORCIER ANIMISTE En 2015, avant la décision historique de restituer le patrimoine culturel africain aux pays colonisés, Jean-Baptiste Janisset avait proposé un vol symbolique renversé : après avoir réalisé le moulage d’un lion sur la façade d’un monument à Nantes, ville historiquement liée au trafic d’esclaves, il le ramène au Sénégal pour organiser une cérémonie traditionnelle de désenvoûtement, permettant un retour de forces symboliques. Dans la culture animiste antérieure à l’Islam, un humain pouvait être possédé par un lion, ayant ensuite besoin d’un rituel de danse pour se guérir de cette identification. Là se situent plusieurs axes du travail de l’artiste : notre capacité à charger les objets de qualités immatérielles (ce qui définit l’art), les cultures sensibles aux subjectivités animales (nourri par sa lecture de la philosophe Vinciane Despret), les figures féminines de la guerrière et de la sorcière. Pour son installation à la galerie Alain Gutharc, il expose un moulage de l’emblème d’Anne de Bretagne, où est gravé « À ma vie », et un autre d'Aline Sitoé Diatta, surnommée la « Jeanne d’Arc d’Afrique » car elle aurait entendu des voix lui demandant d’œuvrer à l’indépendance sénégalaise. L’artiste reconnait l’importance du travail de l'anthropologue anglais Alfred Gell : relativisant le système occidental de l’esthétique, celui-ci considère que l’objet d’art n’existe pas en dehors d’un réseau de relations humaines changeantes et que la fascination qu’ils produisent n’est pas sans lien avec la sorcellerie. Texte : Marilou Thiébaut, 2019 Pendant toute notre vie, nous avons contourné les monuments aux morts. Dans les jardins publics, les ronds-points, sur la table base du salon, il y avait toujours quelque chose pour faire obstacle à notre propre trajectoire : des morts, leur souvenir. Commémorer les grands événements, c’est planter des points de référence pour tout ce qui viendra ensuite. Nous sommes tous des enfants de l’après : après-guerre, après-mai 68, après-11 septembre, etc. Et il en va ainsi en art, oû l’on se voit plus facilement affublé d’un post- ou d’un néo- que décoré pour une idée originale. Les générations se succédent, assujetties à des préfixes et au regard des aïeux héroîques. On a assisté dans les années 1960 et 1970 à la floraison des pratiques qui rejouaient des rituels dans le champ de l’art et s’interrogeaient sur les limites de l’existence du corps dans la société et dans le monde physique. Aujourd’hui, l’art a fini par mettre à distance sa dimension sacrée, et en cela il refléte peut-être la frilosité de notre société à aborder la question de la mort. Ce qui vient après, le bonheur des morts théorisé par Vinciane Despret, autrement dit leur coexistence symbolique avec les vivants, reste souvent de l’ordre du tabou. Et pourtant, les défunts demeurent dans toutes les civilisations l’objet du culte officiel et de célébrations patriotiques. Le corps du mort est un souvenir intouchable réduit à une image idéale, une abstraction. Quand l’artiste voyage, c’est précisément pour se confronter à cette organisation morale et politique de la succession des vies. Il prend les empreintes de monuments commémoratifs, d’éléments liturgiques ou ornementaux. Il cible ses moulages pour les tirer ensuite en plâtre ou en plomb et les assembler sur un mode subjectif, sans cohérence de provenance ou de culte. Sa propre intuition le pousse vers le syncrétisme tandis que son enquéte le mène tantôt au Sénégal, en Corse, en Algérie ou en France. Il en ramène l’impression que la mort fait sur les différentes cultures qu’il rencontre. Les mémoriaux – la mémoire publique – sont son réservoir de formes et sa matière première. Les poilus qui apparaissent sur le bas-relief en plomb Aux ancêtres (2018) sont une réplique partielle d’un monument commémoratif de la Grande Guerre érigé dans une commune des Pays de la Loire. Il sont rassemblés là auprès de la forme d’une église et nimbés de motifs de Croix de la Légion d’Honneur. Alors que sa démarche emprunte en partie à l’anthropologie, elle se teinte d’une ironie critique lorsqu’elle s’oriente vers l’Histoire française et la manière dont elle s’écrit. Son œuvre, plus généralement, constate la différence de statut de ces commémorations et de ces invocations d’une culture à l’autre. Si l’artiste est sculpteur, il est aussi observateur des différentes manières dont le champ du métaphysique entre dans le quotidien. Son œuvre est avant tout pétrie des croyances rituels éclectiques qui, comme l’a écrit l’éthnopsychiatre Magali Molinié, soignent les morts pour guérir les vivants, génération après génération. Texte : Marine Relinger (5e Révélation Emerige), 2018 Voleur, un peu, infatigable marcheur et aventurier, surtout, Jean-Baptiste Janisset parcours la France et le monde à la recherche d’objets cultuels et patrimoniaux, de « témoins », dit-il, de ce qui fédère les espaces traversés : leurs histoires, leurs mémoires, leurs croyances. Avec ou sans autorisation, il les badigeonne de vinamold ou d’argile, pour en conserver les empruntes, qu’il appelle des « révélations ». Le geste est rapide, la prise imparfaite ; « ce que ces témoins veulent bien me donner ». De ces moules, enfin, Jean-baptiste Janisset réalise les positifs, des mues grossières, difformes. Des « stigmates », qu’il expose ensuite en des compositions syncrétiques, pop et colorées, associant là les pieds et un détail du mouton tirés d’un Saint Jean-Baptiste de la cathédrale de Nantes, des motifs de soleil venant d’une église à Bastia, une tête de lion prise à Marseille, des os de mouton moulés lors de la fête de l’Aid en Algérie (Saint Jean- Baptiste, 2018). Des théoriciens comme Daniel Sibony ou Isy Morgensztern, en exhumant les fondements communs de religions diverses, opèrent des rapprochements, des conciliations. Jean- Baptiste Janisset l’incarne autrement : « Je crois à tout, assure ce dernier. Ensemble, ces sculptures écrivent une histoire, un éveil syncrétique (…) Elles portent en elles le contexte de leur production et de leur circulation. Elles ne sont pas le résultat d’une appropriation culturelle mais d’échanges, de rencontres, dont elles sont la matérialisation. » Au Bénin, un prêtre du Fâ intervient systématiquement pour autoriser ses prélèvements. Au Sénégal il se prépare, dans le cadre d’un prochain projet et sur invitation d’un ami marabout, à prendre part au Magal de Touba, qui commémore le retour d’un chef religieux exilé par les autorités coloniales françaises au début du XXe siècle. « J’ai la volonté d’ouvrir des espaces », conclut Jean-Baptiste Janisset. En France, il a pu le faire avec moins de précautions, et littéralement. Encore étudiant aux Beaux-Arts de Nantes, il s’est introduit sans autorisation dans le musée des Beaux-Arts en rénovation pour y exposer son emprunte monumentale du blason de la ville, telle une peau marquée par son passé colonial (Bonne et due forme, 2016). Dans la même ville, il a ouvert un squat devenu un artist-run space dynamique : le Mutatio. De moins en moins pirate, de plus en plus subtil, Jean-Baptiste Janisset n’en continue pas moins de manipuler totems. Et tabous. Texte : Joël Riff (63e salon Montrouge), 2018 Jean-Baptiste Janisset s’aventure. Il aime bien marcher. Le baroudeur développe une passion pour le Sud, et particulièrement pour ces anciens territoires coloniaux dont l’histoire offre un matériau brûlant, à l’heure des restitutions et des repentirs. Blasons, insignes, armoiries, macarons et autres décorations d’appartenance sont ses motifs de prédilection. C’est une façon de pervertir les attributions, pour mieux les rapatrier, les déplacer, les replacer. L’artiste continue à chercher sa propre manière de considérer aujourd’hui l’exotisme. Savoir être ailleurs. Et sa production, dans une humeur revancharde, adopte des moyens de vandale en son propre pays. Le verbe « subtiliser » atteste d’une certaine délicatesse. Même s’il confie être de moins en moins pirate, s’approprier des chantiers, faire un tour de France à voler du matos ou squatter des institutions sont des stratégies classiques qu’il pratique en contournant les lois, par nécessité économique mais pas seulement. S’il aborde avec respect les cultures des autres, il tient à demeurer sauvage là où il est indigène. Son premier moulage, il le fait au Sénégal, dans la rue, après s’être vu accorder la bénédiction de plusieurs entités spirituelles du continent. De là, rencontre après rencontre, il évolue à travers différentes sociétés qui toutes, croient. La foi fascine. Qu’il participe à l’Aïd el-Kebir à Alger, à une cérémonie Gaïndé à Dakar, à des funérailles traditionnelles à Bitam, à la victoire de la Coupe d’Afrique des Nations à Yaoundé, au culte Égoun à Abomey ou à l’Assomption de la Vierge Marie à Ajaccio, c’est la ferveur qui nourrit partout ses initiatives sculpturales. Il façonne le métal, le plâtre et la lumière, animé par ses propres transes et chérit les alliages, une forme de syncrétisme, parfois toxique. Il s’agit alors de se laisser envoûter par l’animisme bien incarné de Jean-Baptiste Janisset. « Pour traiter d’un sujet douloureux, le plomb est très efficace. » Texte : Jean-Christophe Arcos, 2018 ΚΛΕΤΗΝ ΤΕΛΕΙΟΝ (LE VOLEUR PARFAIT) Evoquant un incendie dans le Londres du début du 19e siècle, le conférencier mis en scène par Thomas de Quincey au début de « De l’assassinat considéré comme un des beaux arts » (1) envisage le sinistre selon une appréciation uniquement esthétique : loin du jugement moral, un feu peut être admiré pour sa beauté, sans considération pour le dommage qui en résulte. Aristote parle d’un voleur parfait (κλετ?ν τ?λειον) (2) dans ce même sens – peut-être pense-t-il aussi à Prométhée, qui déro ba la flamme aux dieux pour l’apporter à l’Humanité (3) – : pour le philosophe, suivi par Saint Thomas d’Aquin (4) , que ce soit dans le bien ou dans le mal, fin et moyens s’accordent, mais l’art mis dans ces derniers peut toucher la grâce. La dextérité d’un vol à l’étalage, le sublime d’un incendie, l’éclat d’une ruse, constituent des spectacles à part entière. Un rapprochement s’opère d’emblée avec le travail de Jean-Baptiste Janisset : Janisset est un voleur – comme on disait des photographes qu’ils prenaient l’âme en prenant l’image, souvenir lointain des imagos romaines (5). Au gré de ses résidences et de ses expositions, il sonde les emblèmes profanes ou spirituels, parfois vénéneux, autour desquels s’articulent les identités et les mémoires des communautés traversées. Il en effectue des moulages à la volée, qu’il restitue par la suite en positif, défigurés, remodelés, désacralisés, dans l’espace de l’art. Jean-Baptiste Janisset surfe sur un ensemble référencé de signifiants évidés de leurs signifiés. Il a fait de l’indifférence, du détachement, son champ d’investigation et sa méthodologie. Indifférence au sens anagogique des fétiches, qu’il appréhende avant tout selon leur forme, les renvoyant par là à leur réité. Indifférence également, par suite, au contexte dans lequel ils sont prélevés, puisqu’il s’attache à la banalité de leur représentation et les réinjecte dans des milieux et des lieux qui n’ont que peu à voir avec la sacralité. Enfin, et littéralement cette fois, détachement de l’empreinte arrachée de son modèle par le geste de sculpture. S’il s’agit ici d’indifférence, ce n’est pas un aveuglement aux douleurs du monde dont il faudrait soustraire un public apathique – certes l’artiste n’a pas vocation à être guérisseur, chamane ou travailleur social, mais convenons que le projet Gaïndé, effectué au Sénégal, a engagé Jean-Baptiste Janisset dans une critique radicale des formes héritées de la colonisation. Bien davantage, c’est la neutralité de l’artiste qui l’autorise à profaner sans être sacrilège, et grâce à elle qu’il peut, sans gants, manipuler totems et tabous. 1 THOMAS DE QUINCEY, De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, Gallimard, 2002, Paris. 2 ARISTOTE, La Métaphysique, Vrin, 1933, Paris. 3 HESIODE, Théogonie, Payot & Rivages, 1993, Paris. 4 SAINT THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, éd. du Cerf, 1984, Paris. 5 « Pline décrit l'usage de l'imago chez les anciens romains. Ces effigies étaient des masques des ancêtres, moulés en cire, rangés dans des niches. [...] Fabriquées à partir du visage du mort par un processus d'empreinte, ce n'étaient pas des imitations factices comme celle d'un artiste de la Renaissance, mais des images produites par adhérence, par contact direct de la matière (le plâtre) avec la matière du visage. » in GEORGES DIDI-HUBERMAN, Devant le temps – Histoire de l’art et anachronisme des images, Minuit, 2000, Paris.